Le 6e jour, nous sommes à nouveau convoqués par le SBU. Ayant prévu le coup pour combler le temps d'attente (Seb étant interrogé en premier), j'ai amené avec moi le seul livre dont je m'étais muni lorsque nous avions pu aller récupérer des affaires au camion. Mais Les Possédés de Dostoïevski n'était peut-être pas le choix le plus approprié, nous avons déjà notre lot de souffrances et de rédemption !
Quand vient mon tour l'interrogatoire ressemble à peu de choses près à celui de veille, il commence même par l'énumération de mes nom, prénoms, date de naissance etc. Il en sera d'ailleurs de même pour celui du lendemain, seul le 8e jour sera pour moi exempt d'audition. Pendant ces 3 jours (6e, 7e et 8e), nous nous installons dans une sorte de routine : je me lève tôt car je n'arrive pas à dormir, je me douche, quitte l'hôtel et Seb dont le sommeil ne semble pas du tout affecté par la situation. Je vais prendre un petit déjeuner, me rends au cyber café, tente de me promener pour marcher et ainsi me changer les idées, me rend aux rendez-vous fixés par le SBU, et finis presque invariablement chez Franck et Marion avec qui nous allons faire des courses en prévision du repas à venir. Eux sortent très peu de leur appartement : mon physique et mes cheveux coupés ras de ne me différencient pas beaucoup des ukrainiens, je peux donc me balader à peu près incognito dans cette ville qui ne voit quasiment jamais passer de touristes. Pour notre couple de compagnons d'infortune c'est une autre histoire : les cheveux bruns et coiffés tous les deux de dreads, ils attirent immédiatement les regards à chaque sortie, et ceux-ci ne sont pas toujours empreints de sympathie. Il en va de même au supermarché où nous allons faire nos courses : à peine entrés, le vigile en faction à la porte quitte immédiatement son poste pour nous suivre tout le long de nos achats, sans prendre la peine de se faire discret le moins du monde. Bien au contraire il nous file le train bras croisés à même pas 3 mètres de nous, autant dire que l'ambiance est sereine pour faire les courses... Si nous jouons parfois un tour au "gros Boris" comme nous l'avons surnommé en nous séparant subitement ou en regardant toutes les marques différentes d'un aliment pour le faire poireauter, nous évitons de pousser trop loin la plaisanterie : il n'a vraiment pas l'air commode et nous avons assez de nos ennuis avec les autorités !
Mais ces 3 jours sont aussi marqués par une angoisse qui devient de plus en plus difficile à supporter : rien n'avance pour aucun de nous et les journées sans interrogatoire au SBU ou sans coup de fil de l'ambassade, de l'avocat ou de l'interprète sont les pires. Le temps semble s'étirer indéfiniment et quand un téléphone sonne enfin nous sommes pendus aux lèvres de l'interlocuteur. Il en va de même pour mes parents : ma mère n'en dort plus, elle imagine le pire et pense à toutes sortes de solutions...dont celle de me rejoindre à Uzgorod (sans m'en informer bien sûr, sachant que j'aurais refusé). Un jour qu'elle pose la question sur un forum Internet pour savoir comment s'y rendre, la personne qui lui donna les indications qu'elle cherchait finit sa réponse par cette phrase : "Si ce n'est pas indiscret, pourquoi cherchez-vous à vous rendre à Uzgorod ? En général on cherche plutôt à en partir...".
Malheureusement au cours de ces journées faux espoirs et nouvelles contradictoires s'enchaînent ce qui nous plonge dans la confusion la plus complète, aucun de nos interlocuteur ne voulant (pour les uns) ou ne pouvant (pour les autres) nous donner d'information fiable ou de date précise. Un jour Natalyia, lors d'une des conversations que nous avions lors des trajets en voiture quand elle me raccompagnait après mes interrogatoires, eut cette réflexion " Tu vas vite te rendre compte que notre sport national en Ukraine, c'est l'attente". Pour ma part j'étais censé au cours de ces 72 heures récupérer mes papiers et ainsi commencer à entrevoir le bout du tunnel. ça a été un véritable supplice de voir toutes ces heures s'égrener une à une sans recevoir la moindre nouvelle. De plus n'ayant aucun interlocuteur anglophone au SBU nous devions sans cesse passer par l'interprète pour essayer d'avoir des informations. Malheureusement, malgré toute la bonne volonté dont elle faisait preuve ce rôle qu'on lui avait imposé venait en plus de ses propres obligations professionnelles, et il lui arrivait parfois de ne pas pouvoir y déroger pendant de longs moments avant de pouvoir nous consacrer un peu de temps.
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Le 9e jour de notre rétention en Ukraine Seb et moi sommes convoqués dans les locaux du SBU pour une énième déposition. Comme d'habitude Seb passe en premier, et j'attends mon tour en lisant. Pendant cette attente je reçois un SMS de Marie, une amie au courant de ma situation qui me demande des nouvelles. Je lui répond, désabusé, que nous sommes entendus une fois de plus et que cela ne changera rien, les choses n'en avanceront pas plus. Mais alors qu'arrive mon tour d'être entendu, coup de théâtre : a l'issue de mon interrogatoire et sans que rien n'en laisse présager l'issue l'inspecteur me tend mon passeport et me dit : "Tiens, tu es libre" !
Blasé de ce genre de vrais-faux espoirs je ne prend même pas ma pièce d'identité qu'il me tend, je n'y crois plus. Je jette un regard interrogateur à Natalyia en lui demandant si c'est encore une bonne nouvelle qui ne sera valable que jusqu'à ce que l'on m'annonce son contraire mais elle me répond que non, je vais vraiment pouvoir quitter l'Ukraine, l'agent du SBU l'a certifié ! J'en ai la tête qui bourdonne, j'ai du mal à y croire mais cette fois semble être la bonne, je vais enfin pouvoir partir. Je me force à réprimer une terrible envie d'y croire une bonne fois pour toutes, je me réjouirais une fois la frontière passée. Cette bonne nouvelle est aussi contre-balancée par 2 autres questions en suspens : qu'en est-il de mes 3 camarades, et quid du fourgon ?
Pour la première question la réponse est simple : ils sont ici pour au minimum 1 mois (ce qui veut tout simplement dire très longtemps maintenant que je suis initié aux lenteurs de l'administration ukrainienne), et ils risquent gros. Pour ce qui est de mon véhicule, il reste sous scellés jusqu'à l'issue du procès, suite auquel il pourra être confisqué si le juge le décide...
L'audition terminée, je signe quelques papiers dont un stipulant que les charges contre moi sont levées, et que je suis désormais libre. Enfin, libre : libre de m'en aller car l'agent du SBU me l'a clairement signifié, maintenant je dois quitter le territoire.
Quand je sors du bureau je n'arrive toujours pas à me réjouir, j'ai pu voir ces 9 derniers jours comme tout était compliqué et comme la moindre démarche pouvait engendrer des complications disproportionnées. Je quitte donc Natalyia qui me dit qu'elle va chercher un moyen de transport et qu'elle me tient au courant rapidement. Ce qu'elle fait : elle me rappelle une heure après pour m'annoncer qu'elle a trouvé un bus qui part vers Bratislava, la capitale slovaque, pour le lendemain 21h50.
Je n'ai qu'un souvenir vague de la fin de cette journée, sans doute à cause de tout ce à quoi je pensais et de tous les sentiments que j'éprouvais, certains très contradictoires : satisfaction vite étouffée par la peur d'un nouveau rebondissement, crainte quant à la réalité du passage en douane le lendemain, sentiment de culpabilité de laisser mes compagnons dans cet enfer... La seule anecdote dont je me souviens est qu'ayant échoué à trouver un sac de voyage en prévision du départ du lendemain, j'arrivais dans le magasin Adidas de la ville (j'étais d'ailleurs surpris d'en trouver un ici ). En arrivant à la caisse avec le sac de sport que j'avais choisi et un maillot de bain (j'avais déjà une idée en tête quant à la suite), la caissière en s'apercevant que j'étais étranger s'adressa à moi avec ses quelques mots d'anglais :
- Vous êtes touriste ? D'où venez vous ?
- Je suis français...
- Que faites-vous à Uzgorod ?
- Oh euh...j'ai eu des petits problèmes...j'ai dû rester ici quelques jours.
- Quel genre de problèmes ?
- J'ai...des soucis avec le SBU.
- Ah. Ok. ça fera 110 hrivnyas.
J'avais déjà remarqué qu'ici tout le monde semblait savoir ce qu'était le SBU de manière très concrète, et là je m'apercevais que c'était aussi le meilleur moyen de clore une conversation. A ce propos, nous avons eu très peu de contacts avec la population locale pendant tout le temps où je restais là-bas. Où que nous allions : faire nos courses, petits restos, cyber café, jamais personne n'a semblé montrer d'intérêt alors que pas une fois je n'ai entendu parler une autre langue que l'ukrainien, ni vu une plaque d'immatriculation étrangère (à part slovaque étant donné la proximité de la frontière) sur un véhicule. A peine si nous arrivions de temps à temps à décrocher un sourire timide.
Nous avons passé la dernière soirée tous les 4, qui s'est déroulée dans une ambiance très contenue : je n'osais pas exprimer la moindre joie par égard à leur situation, et je pense qu'ils étaient un peu mortifiés de me voir partir et recouvrir ma liberté quand les perspectives pour la leur s'annonçaient si mauvaises. J'ai pris quelques messages pour des amis, le numéro de téléphone de la maman de Marion pour l'appeler en rentrant en France et tenter de la rassurer, et Seb et moi sommes rentrés à l'hôtel, où j'ai eu autant de mal à trouver le sommeil que les nuits précédentes.
